Le pianiste

C’était
un bout de terrain presque plat, une saignée dans la forêt, les hommes
étaient là, en groupe. Ils fumaient des cigarettes mal odorantes qu’ils
roulaient tout en plaisantant. Nous, les galgos, on était au pied. Les
oreilles agitées, attirées par les mille bruits de la forêt.
Un peu
excités aussi, par l’odeur du lapin qui était là, à quelques pas, dans
la cage grillagée. On sentait sa peur. Elle nous attirait, comme un
aimant.
Les hommes se sont mis en rang, chacun avec un galgo serré
entre leurs cuisses, les colliers de corde ou de fil de fer étaient
solidement tenus.
Le mien entrait douloureusement dans la peau de
mon cou. Puis, ils ont ouvert la cage. Affolé, il a surgi à la vitesse
de l’éclair. Au signal, les galgueros ont lâché les colliers. J’ai
ressenti une vive douleur à la queue. Pour me faire « démarrer » plus
vite, mon maître l’a entaillée avec son couteau. Comme mes frères de
course, je porte des dizaines de stigmates de ces coupures. Cela ne me
fait pas courir plus vite, mais mon maître ne semble pas s’en rendre
compte.
Alors, j’ai couru. Couru de toutes mes forces, couru de tout
mon être. Je voulais l’attraper cette petite boule de fourrure beige
qui s’agitait frénétiquement devant nous, changeant sans cesse de
trajectoire pour nous tromper. Le sang battait à mes tempes et je
sentais l’air s’engouffrer dans ma large poitrine après les premières
secondes où j’avais retenu mon souffle.Mais je suis un coursier. Un
chasseur et un coursier, et je ne le quittais pas du regard. Je
percevais son affolement. Les hommes criaient, tapaient dans les mains,
criant les noms des chiens qui couraient pour eux. J’étais presque sur
lui, je recevais de minces giclées de poussière soulevées par ses
pattes.
Et puis, il y a eu cette motte de terre qui a cédé sous ma
patte, j’ai perdu l’équilibre un instant, mais je ne suis pas tombé.
Blas, un grand galgo noir en a profité, il m’a devancé et a attrapé le
lapin. Il l’a secoué dans sa gueule, en sautant en l’air de plaisir. Je
me suis approché, mais il a grogné. Il était le vainqueur. Les hommes
sont arrivés en courant, ils ont retiré son trophée à Blas. Il a aboyé.
Il a reçu un coup de fouet.
Mon maître était furieux, je l’ai vu
donner des morceaux de papiers au maître de Blas. Il m’a attrapé par le
collier, méchamment et a serré. J’ai gémi. Il m’a donné des coups de
poings et des coups de pied. Ce n’était pas ma faute, je ne l’avais pas
vu cette motte de terre, et puis, le plus important c’était bien que le
lapin qui s’était échappé ait été rattrapé. Même par Blas !
En
revenant vers les voitures, j’ai aperçu Libra. Elle se traînait sur
trois pattes. Elle était tombée. L’os sortait de sa patte arrière
droite, juste au-dessus de la cheville. Son propriétaire, un gros
chasseur du coin l’a insultée, puis il l’a rouée de coups de pieds.
Chaque fois que les coups atteignaient sa patte brisée elle hurlait. Il
riait et il tapait encore plus fort. Puis il a donnée un coup de talon
sur son dos. Elle n’a plus bougé. Plus gémi. Mais j’ai vu ses yeux.
Elle était encore vivante.
Ils l’ont laissée là.
Il y avait de la
bière, les hommes ont bu en plaisantant. Le soleil commençait à
chauffer. Mon maître m’a attaché au bout d’une corde et il m’a entraîné
vers la voiture. Je suis monté à l’arrière, aidé d’un bon coup de pied
dans les reins. Tout en conduisant, très vite malgré l’état de la
route, il n’a pas arrêté de hurler après moi. De m’insulter. De temps
en temps il se retournait et me frappait avec un bâton qu’il a toujours
avec lui. Arrivé à la ferme, il m’a attaché. Très court. Je ne pouvais
pas atteindre la vieille bassine pleine d’eau sale dans laquelle je
bois habituellement. Il est rentré. Je l’ai entendu hurler encore.
Puis
il est sorti, avec un fouet et il a commencé à me frapper. Je ne
pouvais pas m’enfuir, tout au plus me rouler en boule. Le fil de fer
m’étranglait et je suffoquais tandis que les coups pleuvaient sur mon
dos, sur mes flancs.
Pourquoi ?
Au bout d’un moment il s’est
calmé. Il est rentré. Le soleil cuisait mes plaies, les mouches se
posaient sur moi, mais je n’avais même plus la force de les chasser.

Nina,
une petite galga est venue lécher mes plaies. Je n’ai pas réagi. Cela
apaisait un peu la brûlure. Mais elle ne pouvait rien faire pour ma
gorge serrée et desséchée par la soif. Nina est là depuis longtemps,
elle fait souvent des petits. Ils partent très vite. Elle est vieille
maintenant, elle est très maigre. Elle est là depuis au moins cinq
saisons de chasse.
La journée a été longue. Le maître est parti à la
chasse, avec Nina. Au soir il est revenu. Seul. Je ne disais rien, je
ne faisais aucun mouvement, comme si j’avais voulu me confondre avec le
sol. Mais il est revenu vers moi. Il m’a craché dessus et donné un coup
de sa botte ferrée.
Toute la nuit, j’ai grelotté, de froid, de
fièvre, de douleur. Les tiraillements de ma peau déchirée rendaient
chaque mouvement douloureux. Même respirer devenait un calvaire.
Au
matin, il est venu vers moi, il avait une longue corde.Il m’a détaché,
a passé la corde dans le fil de fer qui me sert de collier et il m’a
traîné. Je pouvais à peine me tenir debout. Il m’a attrapé par le cou
et par une patte et m’a jeté dans la voiture. J’ai hurlé. Il a ri.
J’avais mal. Mais son rire m’a rassuré. En général, quand il rit, il ne
frappe pas trop longtemps. Ou moins fort.
Il a pris un chemin de
montagne, un de ceux que nous prenons quand il m’emmène chasser. Mais
jamais je n’aurai la force de chasser. Je ne peux même pas me remettre
debout dans la voiture. J’ai glissé entre les sièges, sur le plancher
et je ressens tous les cahots de la route empierrée.
Il fait beau.
Au loin j’entends des oiseaux chanter. Une abeille est venue se poser
sur ma truffe. Je ne pouvais même pas la chasser. Elle s’est envolée.
Il doit y avoir pleins de lapins par ici. Je sens l’odeur de leurs
crottes. Il arrête la voiture. Il sort et fume une cigarette. Par la
fenêtre j’aperçois la fumée bleutée qui s’élève, mais je ne le vois
pas, ma tête posée sur le plancher de la voiture. J’entends sa botte
qui racle le sol. Il écrase sa cigarette. Il fait toujours cela. Il
ouvre sa porte et se saisit de la corde et il tire d’un coup sec. La
douleur est fulgurante. Mon souffle est coupé. Il empoigne sans
ménagement la peau de mon dos, comme le faisait ma mère lorsque j’étais
chiot. Mais il me fait mal. Je ne suis plus un chiot. Il me jette part
terre et il me traîne en me tenant par les pattes. Ma langue sort de ma
bouche, je n’ai plus de salive et la douleur de ma gorge est comme un
fer rouge. Il s’arrête enfin. Je sens alors les cailloux coupants du
chemin qui ont ravivé mes plaies. Il me regarde. Me donne un coup de
pied dans la mâchoire.
Pourquoi fait-il cela ?
Puis il saisit le
bout libre de la corde et il le lance dans un arbre, en travers d’une
branche. Je ne comprends pas ce qu’il veut faire. Puis il se met à
tirer. J’essaie de bouger, de me mettre sur mes pattes, mais je suis
trop faible et je retombe, sans force. Il tire toujours, je sens ma
tête qui s’élève, la pression sur ma gorge est horrible. J’essaie
d’aboyer mais je ne peux pas. Il tire encore, mes pattes de devant
quittent le sol, je sens mes vertèbres tendues à se rompre. Ma tête est
rejetée en arrière.
Et j’aperçois Nina. Elle est là. A quelques
mètres. Son corps noir et blanc tournoie à un mètre du sol. Sa langue
sort entre ses lèvres et des babines retroussées lui font un rictus
menaçant, elle qui n’a jamais résisté.
Mes pattes arrière touchent
le sol. La souffrance est de plus en plus horrible. Mes antérieurs
griffent désespérément l’air, je me débats, en vain. Mes cuisses sont
tendues.Je veux vivre !
Je sens la tétanie qui les gagne, mes
muscles tremblent. Le maître a allumé une cigarette. Il regarde. Il
parle. Il me demande quel air je suis en train de lui jouer sur mon
piano.
Je ne comprends pas. L’air passe de plus en plus
difficilement dans ma gorge. Une de mes pattes arrière vient de céder.
La pression se fait encore plus forte sur mon cou. Je sens l’odeur des
arbres, de la sève. Mais aussi l’odeur de l’homme, sueur, alcool, tabac
et essence. Une odeur que j’ai appris à craindre. Il rit. Ma vision
s’obscurcit. L’air ne passe plus. Je ne sais pas depuis combien de
temps je suis là. Les oiseaux qui s’étaient tus se sont remis à
chanter. Le soleil est haut dans le ciel. Je sens sa chaleur. Mais je
ne le vois plus. Je n’en peux plus. Trop mal.
La délivrance.

Raymond Audemard © LED 2006
Pour
bien comprendre le titre de ce texte, il faut savoir que lorsqu’un
galguero pend son chien, s’il a bien chassé ou bien couru, il s’arrange
pour que sa mort soit rapide.
Si, au contraire, le chien a mal
chassé ou l’a déshonoré en perdant une course, il doit souffrir le plus
longtemps possible. Le chien, pendu avec les postérieurs touchant le
sol, pourra mettre des heures à agoniser. Ses antérieurs qui s’agitent
évoquent, pour les galgueros, les mouvements d’un pianiste sur son
clavier. Ils utilisent aussi le terme de « Dactylo ».
Ces gens ont décidément beaucoup d’humour…

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